Il y a 45 ans la Grèce perdait Manos Loïzos, un de ses meilleurs artistes. Il fait partie de ma sainte trinité de compositeurs grecs, avec Manos Hadjidakis et Mikis Theodorakis. Moins connu sur la scène internationale que ces deux derniers mais tout aussi talentueux. En une quinzaine d'années il a écrit une multitude de chefs d'œuvres, façonné la chanson grecque contemporaine et révélé de très grands chanteurs. Son écriture était fine, politiquement incorrecte et souvent censurée.
Comme tous les génies, son chemin n'était pas tracé avec des pétales de roses. Enfant d’immigrés chypriotes, il a passé son adolescence en Alexandrie. En 1955, il arrive à Athènes pour des études d’économie et de commerce. En 1960 il décide de se consacrer à la musique. Ses premières années d'artiste étaient difficiles, mais riches en rencontres artistiques et combats militants. Pendant la dictature de 67-74, il est très actif politiquement et artistiquement parlant. Son cœur étant profondément ancré à gauche, il était souvent dans le viseur des dirigeants de l'ordre public.
Sa musique est un mélange d’orient, de tradition grecque et de différents genres occidentaux. Trois paramètres ont été déterminants dans l’écriture de ses compositions : D’une part ses racines qui lui ont donné sa base gréco orientale. D’autre part l’effervescence musicale grecque des années 60. Notamment le courant de la nouvelle chanson grecque portée par des orchestrations classiques (entehno - έντεχνο) et la pop romantique appelée "nouvelle vague" (neo kyma - νέο κύμα) qui voulaient rompre avec les vielles musiques locales, le rebetiko (ρεμπέτικο) et la chanson populaire (laïko - λαïκό). Enfin, le manque de libertés et de droits, dans le contexte grec mais également mondial, qui ont donné une coloration très politique à ses chansons.
Pour lui, les mots sont aussi importants que les notes. Il s’est toujours associé à des excellents paroliers, il voulait que ses chansons aient un message dans une belle enveloppe littéraire. Le choix des vocalistes était aussi très important chez lui. Il voulait des jeunes voix avec du caractère pour sa vitrine ! (Et c’est grâce à lui que des jeunes chanteurs sont devenus populaires et ont lancé leur carrière : Haris Alexiou, Giorgos Dallaras, Vassilis Papakonstantinou, Dimitra Galani etc)
Ses notes étaient remplies de couleurs et d’émotions. Elles mariaient des genres différents tout en gardant une forte empreinte du folklore grec. Elles ne se cantonnaient pas à des structures prédéfinies. Elles collaient parfaitement aux mots. Ainsi ses chansons avaient un impact très fort aux oreilles et au cœur des hommes.
Chaque morceau était différent avec son lot de surprises ! Deux guitares et deux voix féminines pour une ode à l’amour (Τζαμάïκα - la Jamaïque). Un rythme RnB et une voix de mama africaine pour lutter contre le racisme (Ο Γέρο νέγρο Τζιμ - le Vieux Noir Jim). Un zeïbekiko légendaire dans la bande originale du film Evdokia. Un riff anatolien de bouzouki pour ce brave homme qui mange des clous et des pierres mais qui tremble devant sa femme (Ο Κουταλιανός - Koutalianos). La douceur d'un accordéon pour contrer la barbarie des nazis (Το ακορντεόν - l’Accordéon). Une marche militaire avec des trompettes en fanfare suivies du sifflement nonchalant d’une flûte pour le désespoir d’un jeune pendant son service militaire (O Στρατιώτης - le soldat). Une envolée vocale aux sons byzantins pour porter la complainte d’un homme sur sa condition (΄Ηλιε μου σε παρακαλώ – Ilie mou se parakalo ).
Il est mort à 45 ans, au sommet de son art. L'ironie du sort a voulu que ce soit l’année suivant la prise du pouvoir par la gauche d’Andreas Papandreou en Grèce. Et dont le parti – PASOK - avait fait d'une de ses chansons, son hymne. Il est parti sans vivre la chute de la gauche à la fin du 20ème siècle et sa crucifixion au 21ème. Il est parti avec l’utopie qu’il chantait lui-même dans sa chanson pour Guevara. « Avec une photo du Ché qu’accrochent les étudiants sur leur cœur, que le traitre déchire ». Avec l’amertume de « toutes ces roses que la neige a brulé, et que ce printemps le fait saigner »…