Franchir la porte d’un disquaire aujourd’hui est un acte militant, à contre-courant de notre temps. Certains diront qu’il faut être fou pour acheter de la musique alors qu’on peut la consommer gratuitement, perché pour avoir chez soi des disques au format physique alors qu’on peut les avoir en mp3, idiot pour aller chez un petit disquaire alors qu’on peut commander sur le net à la fnac ou amazon et être livré chez soi.
En réalité il faut être amoureux de musique. Conscient que la rémunération des musiciens passe par leur public, que la qualité est payante et la gratuité un cadeau parfois empoisonné, que les meilleurs prix ne sont pas toujours là où l’on croit. Il faut être tactile, un peu fétichiste, aimer ralentir par moments pour passer du bon temps, avoir une âme de chercheur et de collectionneur, être partisan des commerces de proximité. Être tout simplement humain.
Si vous vous reconnaissez dans le paragraphe précédent alors je vais vous amener faire la tournée de mes disquaires préférés, ces résistants hors du temps, gardiens et vecteurs de la culture musicale humaine.
Première étape : Paris 11ème arrondissement, à côté du père Lachaise, face au square de la Roquette, rue Gerbier. Souffle Continu.
Un havre de paix où on ne se sent pas opprimé, un temple de la musique qui a ouvert ses portes en octobre 2008 où on peut passer des heures à feuilleter des livres, à se perdre dans les bacs des vinyles ou des CD à la recherche de trésors, à assister à des évènements musicaux ou à discuter avec Théo et Bernard, très bons conseillers et passionnés de leur propre label qui réédite des pépites françaises perdues des 70s-80s.
Choisir une galette au Souffle Continu revient à un agréable casse-tête, il n’y a que de bons albums ! Leur sélection éclectique où tous les genres sont représentés ne peut que satisfaire les amateurs de bonnes musiques.
Si vous cherchez un album ou un artiste particulier n’y allez pas (sauf si vous avez au préalable consulté leur catalogue sur le net www.soufflecontinu.com). Par contre si vous ne savez pas ce que vous êtes exactement, si vous faites partie de ses êtres hybrides qui aiment tout, rock, soul, métal, BO, electro, jazz, alternatif, folk ou ethnique … alors allez-y sans hésiter ! Les prix pratiqués sont très honnêtes, le cadre extrêmement accueillant, coloré et bien agencé.
- Qu'est-ce qui vous a poussé à créer Souffle Continu ?
L’idée a germé il y a maintenant un peu plus de treize ans, nous avions l’envie de proposer un lieu du type bar/disquaire avec des évènements, des showcases, mais cela restait très difficilement réalisable en terme de coût et d’investissement personnel… puis, avec l’évolution du marché du disque, la dématérialisation et la désertification des points de vente, le temps était venu de proposer rapidement une alternative à tout cela, un lieu de rencontre et d’échange, un lieu pluriel.
Le nom de la boutique Souffle Continu vient du fait que nous avons été auparavant employés pendant quinze ans, chez un disquaire (soldeur parisien), qui a fini par faire faillite … Il fallait donc pour nous, retrouver du souffle et de l’énergie, pour revenir sur le terrain difficile du marché du disque… Le nom Souffle Continu, fait aussi référence à une technique de respiration qu’utilise les saxophonistes, notamment dans le jazz.
- Parlez-nous de votre label. Comment avez-vous eu cette idée ? Selon quels critères vous faites le choix des albums à rééditer ?
L’idée de monter un label était devenu une nécessité pour nous, l’activité de disquaire seule, quand on travaille du neuf de surcroîts était devenu impossible à tenir, les volumes de vente sont relativement faibles, qu’il était devenu indispensable de développer une activité parallèle ; nous côtoyons depuis toujours énormément de musiciens, le choix de label s’est ainsi imposé pour la survie de la boutique et pour élargir le spectre de notre activité de disquaire. C’est aussi une aventure plaisante et humaine, avec des gens que l’on apprécie et dont on estime le travail. Créer un label de réédition pour un disquaire, devient presque une évidence aujourd’hui dans son mode de fonctionnement et il amène une certaine légitimité sur le marché de la musique. Il y a du sens à rééditer des disques qui nous tiennent à cœur et que nous aimerions, en tant que client, trouver dans les bacs. Pour l’aspect plutôt commercial, le fait que l’on soit disquaire nous permet également de développer un système d’échanges en direct avec des labels et des distributeurs, ce qui change le rapport de la marge commerciale.
Il y a une très nette recrudescence du phénomène de réédition musicale ces dernières années, je dirai même que le phénomène c’est accru depuis environ une dizaine d’années. Les raisons sont multiples… La première, serait que des labels, voire des majors, aient délaissés petit à petit des catalogues entiers de grands classiques ou de moins grands classiques, sous prétexte de mauvaises rentabilités commerciales pour l’époque, pariant plutôt sur la constance de nouveaux artistes, de nouveaux groupes. La seconde, serait sans doute la surproduction de nouveaux talents / nouveaux groupes, qui ont inondés le marché de la musique, avec des projets parfois éphémères, peu aboutis et sans direction artistique, ou sans suivis commercial : distributions et mises en place aléatoires. De nombreuses productions se sont donc retrouvées totalement noyés dans la masse et très vite, l’offre de nouveaux produits est devenue beaucoup plus importante que la demande. Au-delà du fait que le mode de consommation ait été bouleversé ces dernières années avec le téléchargement, l’auditeur s’est malgré tout un peu perdu dans ses choix. La troisième raison, peut-être, serait artistique, des courants musicaux qui s’essoufflent et paradoxalement un problème de visibilité de courants ou d’artistes qui émergents… Je rajouterai à cela, un réel besoin de l’auditeur curieux et éclectique, de repositionner la musique dans un contexte plus historique, avec des repères temporels afin de se faire une culture musicale cohérente. Tout ceci fait que ‘’du gros consommateur aux mélomanes les plus exigeants’’, l’auditeur, qui fut un temps submergé de propositions musicales, se soit aujourd’hui globalement un peu lassé de ce qu’on lui servait…
En ce qui concerne nos choix artistiques de rééditions, nous documentons principalement l’underground français des années 1970-1980. Nous avons commencé l’aventure par une série de 45t introuvables de Heldon / Richard Pinhas, puis les albums sortis par label Futura Marge au début des années 1970, dans les séries RED et SON. Ce sont des petits trésors de musiques aux formes libres que ce soit rock, prog, free jazz ou expérimental ; ces titres sont aujourd’hui tous devenus quasiment introuvables en vinyle et maintes fois bootlegés. Cités sur la liste de Steven Stapleton de Nurse With Wound, figure incontournable de la scène industrielle anglaise, ils représentent idéalement les passerelles que nous défendons entre les musiques rock, jazz, expérimentales ou industrielles, ce choix était donc quasi naturel pour nous en tant que label de rééditions. Pour la suite des projets, nous avons signé des contrats de licence avec de nombreux musiciens ou de groupes… Nous avons aujourd’hui plus de 70 références à notre catalogue.
- Avez-vous d'autres projets ? Comment voyez-vous le futur des vinyles et du disque en général ?
Nous sommes restés des activistes ‘’de terrain’’, d’abord en tant qu’anciens musiciens puisque nous avons tous deux parallèlement écumés les studios de répétition durant de nombreuses années, puis d’autres part, en tant que vendeurs de disques puisque nous avons passés plus de dix ans chez un soldeur parisien. Le métier de disquaire nous a permis de côtoyer à la fois les gens de la profession, journalistes, musiciens, programmateurs, producteurs… mais également de nombreux auditeurs passionnés, des collectionneurs, des clients de longues dates devenus parfois même des amis. Tous ces gens nous ont permis d’établir au fil du temps des réseaux. L’activité de label aujourd’hui nous donne une bouffée d’oxygène en matière de finances et de reconnaissance, pas en termes de charge de travail, nous ne sommes que deux à tout gérer, la boutique, le mailorder (VPC) & maintenant le label. Mais tout ceci va sans doute contribuer à notre survie…
L’ambition pour 2022 serait de résister !!!